Politique

L'Union Française, cette inconnue...

Sans date vers 1952

 

« Ah ! vous vous occupez de l'Union française. Comme c'est bien ! N'est-ce pas, il s'agit bien d'une association destinée à rapprocher entre eux les Français ! »

Ainsi me parlait une électrice, excellente personne au demeurant, bien que ses opinions politiques fussent particulièrement tranchées et arrêtées. Simplement elle ignorait jusqu'à l'existence de l'Union Française ! Je garantis la vérité de l'anecdote. Mais n'en soyons pas offusqués. Son ignorance, d'après une enquête menée voici deux ans, cette dame la partageait avec soixante quinze pour cent de nos compatriotes. À propos de Savergnan de Brazza on a pu écrire que la France avait au XIXe siècle « rassemblé le plus grand empire colonial du monde sans le faire exprès ». Nous pourrions aussi bien écrire que c'est sans davantage le faire exprès qu'au XXe siècle elle le conserve...

Que sait-on, chez nous, de l'effort même que nous menons dans les pays d'Outre-Mer de notre mouvance ? Et pourtant cet effort est vital. Que deviendrait la France, dans le monde, si elle ne commandait pas certains des grands axes stratégiques et économiques ? Si elle ne commandait pas l'axe Paris, Casablanca, Dakar ? Si sur la route méditerranéenne elle ne possédait pas Bizerte ? Si Madagascar ne s'imposait pas sur la route du Cap qui tend à supplanter celle de la Méditerranée, trop vulnérable ?

Le monde de la vitesse

Seulement, en notre XXe siècle, on ne maintient pas dans des possessions d'Outre-Mer en vertu de son droit divin ou de sa force. En premier lieu, la France a dû à ses colonies d'Outre-Mer de garder, pendant la guerre, une souveraineté à l'intérieur du monde libre. Ainsi, envers les peuples de ces colonies a-t-elle contracté une dette de reconnaissance. Ce n'est pas un hasard si la nouvelle politique de la France  dans ses pays d'Outre-Mer a pris son acte de naissance à Brazzaville, en 1943. Mais surtout tous ces peuples ont évolué. Peu à peu ils prennent conscience d'eux-mêmes. Peu à peu ils s'affirment politiquement. En dehors même de raisons morales ou doctrinales, force était à la France, si elle ne voulait pas que ses colonies rompent avec elles, de substituer justement l'ancien lien colonial de subordination des liens d'association. Tels ont été l'origine et l'objet du Titre VIII de la Constitution de 1946 qui a constitué l'Union Française.

Car nous devons bien voir le monde où nous vivons et sans doute est-ce la plus grande faiblesse des français qu'ils raisonnent toujours comme s'ils vivaient au XIXe siècle. Seulement, entre temps, une invention matérielle a changé le monde de forme : la vitesse. Invention aussi lourde en conséquences politiques que cette invention de l'imprimerie dons sont sorties la Réforme, la Renaissance, et leur ultime aboutissement, la Révolution Française. Nous sortirions du cadre de cette étude en énumérant toutes les conséquences de la vitesse. Nous voudrions, pourtant, insister sur l'une d'entre elles, car elle commande notre sujet : le monde s'est rétréci. On va plus vite désormais de Paris à Tananarive que voici cent ans de Paris à Lyon. Le Mékong est plus près de Paris que ne l'était le Rhin en 1871 (y pense-t-on toujours quand on raisonne de la guerre d'Indochine ?).

Or la terre porte des hommes d'âge économique disparate, de niveaux de vie très différents. Nous citerons quelques pourcentage que tout le monde devrait connaître : en Asie, la moitié de la population du monde vit sur un sixième des terres émergées en disposant d'un cinquième du revenu mondial – encore la disparité des situations est-elle si accentuée là-bas, que ce n'est pas seulement un sous-prolétariat à la puissance cinq qui peuple ces régions, mais à la puissance dix ou douze. Encore quelques chiffres : le revenu moyen d'un Américain, 850 dollars ; celui d'un Anglais, 500 dollars, celui d'un Asiatique, 50 dollars, ce qui veut dire souvent beaucoup moins. Si en Afrique ne règne pas le même entassement humain, les niveaux de vie ne sont pas plus élevés.

Et voilà que par l'invention de la vitesse ces peuples cohabitent avec nous. Ils ne sont plus à des décades voire des mois de navigation. Ils sont à quelques heures de chez nous. Et ils le voient bien que nous sommes les aristocrates de la terre, même le dernier de nos prolétaires. Il s'en révoltent, et cette révolte d'ordre économique et social, ils l'expriment en nationalisme.

Point n'est besoin d'un rapport d'ordre colonial pour qu'éclate cette révolte. L'affaire d'Iran, ou encore le triomphe de Mao Tsé-Toung en Chine sont révélateurs. Mais on comprend le problème posé aux puissances colonisatrices, telle la France, qui rassemblent dans leur sein, si on peut dire, ces peuples en opposition économique et social. Voilà au fond la donnée fondamentale du problème auquel veut répondre l'Union Française. On pourrait la définir comme le moyen utilisé par la France pour, en substituant aux anciens liens de subordination des liens d'association, assurer la promotion politique, économique, sociale des peuples de sa mouvance.

Structure de l'Union Française

Voyons d'abord les structures de l'Union Française ainsi définie.

Immédiatement une distinction s'impose entre deux ordres de structures constitutionnelles qu'on confond généralement, d'une part l'Union Française proprement dite, d'autre part la République Française, qui, comprenant la Métropole, les territoires d'Outre-Mer et les Départements d'Outre-Mer, a elle-même, un caractère fédéral.

UNION FRANCAISE CONFEDERALE.

L'Union Française, aux termes de l'art. 50 de la Constitution est formée « d'une part de la République française... d'autre part des Territoires et États Associés ». On sait qu'en fait, actuellement, ces États Associés sont le Viet-Nam, le Laos et le Cambodge. La Tunisie et le Maroc ont, en vertu de la Constitution, la vocation de devenir des États Associés, mais ils n'accèderont à cette qualité qu'en vertu d'un traité conclu entre eux et la République.

Les institutions de l'Union Française sont, en premier lieu, sa présidence, exercée statutairement par le Président de la République Française. M. Vincent Auriol s'est efforcé de développer cette prérogative ; malgré tout, la règle de l'irresponsabilité présidentielle n'en permet qu'un exercice limité à la Présidence du Haut-Conseil, et à un rôle d'influence personnelle.

Plus riche de développement possible justement, ce Haut-Conseil. Les Constituants en avaient fait une sorte de super-gouvernement fédéral. L'indépendance des États associés, plus large que primitivement prévue, lui a enlevé ce rôle. En revanche, il reste l'élément coordinateur par excellence, surtout si on voit dans les « Commissions inter-états »28 son prolongement naturel. L'abolition des liens de subordination suppose en effet, sous peine d'être une démission, l'établissement de liens d'association, matérialisés par des organismes coordinateurs. L'indépendance même entre les associés postule qu'ils concertent leur politique : sinon l'Union Française ne sera qu'un mot.

Vient enfin l'Assemblée de l'Union Française, institution hybride en porte à faux entre l'Union et la République, mais dont l'avenir réel s'inscrit sur le plan de celle-ci. L'Assemblée de l'Union Française comporte pour moitié des représentants de la métropole, et pour moitié des représentants des territoires, départements et États d'Outre-Mer, élus par leurs assemblées locales respectives. Pour la métropole ce sont les membres métropolitains de l'Assemblée Nationale et du Conseil de la République qui font figure d'Assemblée locale.

Les représentants des États associés, s'étant, à l'Assemblée de l'Union Française, montrés d'une extrême timidité, celle-ci n'a joué qu'un rôle restreint sur le plan de l'Union. Toutefois a-t-elle débattu souvent de ses grands intérêts, jouant ainsi, au sein d'une métropole toujours indifférente aux questions d'Outre-Mer, le rôle d'une conscience. Ainsi ses membres ont-ils réussi, au moins dans les milieux politiques, à dégeler un peu l'opinion. Mais nous reparlerons de cette Assemblée à propos de la République.

UNE RÉPUBLIQUE FRANCAISE FÉDÉRALE

Nous avons vu que la République s'inscrivait dans l'Union comme une fédération dans une confédération, mais avec de nombreux chevauchements d'institutions. Ainsi retrouvons-nous la présidence. Toutefois, plus encore que sur le plan de l'Union, la règle de l'irresponsabilité limite le Président de la République à un rôle de représentation et d'influence. Certains prétendent qu'en matière d'Outre-Mer il dispose d'une compétence plus large, mais ils n'indiquent jamais en quoi consiste cette compétence.

Viennent ensuite toute une série d'organes législatifs et parlementaires, parmi lesquels force nous est de ranger le gouvernement, car en matière d'Outre-Mer, il dispose du pouvoir législatif par voie de décret, après avis de l'Assemblée de l'Union Française. Le Parlement comprend, de façon d'ailleurs contestable, notamment en ce qui concerne le Conseil de la République, des représentants des départements et territoires d'Outre-Mer. Enfin l'Assemblée de l'Union Française qui, chambre spécialisée en des matières qui demandent toujours une grande technicité, trouve ici se véritable assise. Dans l'indifférence générale – climat que  nous connaissons – elle a produit un énorme travail. En même temps elle a permis aux populations d'Outre-Mer de s'exprimer. L'extension de ses pouvoirs est à l'étude. Nous pensons que la voie de la sagesse serait surtout que le Conseil de la République devînt une Assemblée purement métropolitaine (ce qui éviterait une colonisation de la métropole par l'Outre-Mer, colonisation résultant du fait que les parlementaires d'Outre-Mer arbitrent presque toutes les querelles politiques métropolitaines). Ainsi aurait-on deux chambres de réflexion spécialisées où les intérêts de la métropole comme ceux de l'Outre-Mer se feraient entendre plus clairement que dans le système actuel rendu confus par tous ses chevauchements.

La République française comporte encore Outre-Mer une autre série d'institutions : les Assemblées locales. Celles-ci ont joui d'une extraordinaire fortune. Théoriquement leurs attributions sont à peu près uniquement budgétaires. Elles votent le budget de leur territoire. Mais en fait, pour s'assurer un appui, les Gouverneurs en sont venus à leur laisser prendre sinon à leur conférer des attributions beaucoup plus vastes. Nous ne le déplorons pas. Bien au contraire, nous pensons que ce développement témoigne de la vie politique des territoires, ce qui, en soi est quelque chose de sain. D'autre part on ne peut prétendre tout gouverner de Paris, étant donné la grande diversité des situations (pas plus d'ailleurs que de Dakar ou de Brazzaville). Les problèmes du Sénégal et ceux de la Haute-Volta, par exemple, n'ont que très peu de points communs. Le Tchad et le Moyen-Congo ont des structures et des intérêts divergents. Donc nous nous félicitons de voir les territoires, par le truchement de leurs Assemblées, acquérir une plus large autonomie. Toutefois l'indifférence de la métropole rend malgré tout dangereuse cette autonomie. En effet, une « fédération » signifie un certain équilibre entre des organismes assurant les autonomies locales et des organismes qui au contraire assurent la cohésion de l'ensemble. Or si les Assemblées locales ont vu peu à peu leur place s'élargir au sein de la République, les organismes fédérateurs ont subi une évolution inverse. Le Parlement trop occupé par la « Grande politique », ou tiraillé par les intérêts contradictoires des circonscriptions métropolitaines, ne prête à l'Outre-Mer qu'une attention intermittente, a mis trois ans, par exemple, à voter un Code du Travail que l'Assemblée de l'Union Française lui avait pourtant déjà préparé. Quant à cette Assemblée de l'Union Française, l'Assemblée Nationale cédant au réflexe « conventionnel » et monocameraliste bien analysé par M. Henri Culmann dans son excellent petit livre L'Union Française29, tend, d'une façon pratiquement involontaire, à l'étouffer. Elle néglige de la consulter dans les matières qui l'intéressent. Elle ne prend pas en considération ses avis. Elle engloutit à tout jamais ses résolutions dans des cartons verts. Or l'Assemblée de l'Union Française, par vocation même, serait par excellence ce lien fédérateur...

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Nous venons de voir les institutions de l'Union française. Nous les avons analysées et nous avons montré leur insuffisance. Mais ce que nous tenons à dire, et quelles que soient leurs insuffisances, c'est avant tout leur mérite. Est-ce un hasard si les peuples qui naguère constituaient l'Empire français sont encore rassemblés, quand se sont effondrés presque tous les autres Empires coloniaux ? Sur le plan politique peu à peu des liens d'association, seuls durables dans notre monde moderne, se substituent aux liens de subordination. Grâce aux nouvelles institutions qui les expriment s'opère toute une promotion des populations d'Outre-Mer. Par l'exercice de ces droits politiques nouveaux, peu à peu elles voient leur condition même se rapprocher de celles de la métropole.

L'Union Française, réalité économique et sociale

Parallèlement à l'effort politique que nous venons de décrire, s'est poursuivi dans l'Union Française un immense effort pour réduire le retard économique de ses pays sous-développés. Cet effort a été matérialisé par le plan décennal institué par une loi de 1946. Relatant ce qu'a représenté jusqu'à présent ce plan, on a pu écrire que la Métropole avait eu, vis-à-vis des autres pays de l'Union Française, son propre Plan Marshall.

De 1948 à 1951 en effet, la France a consacré 356 milliards au développement économique des pays d'Outre-Mer. En outre, pour leur permettre les importations de matériel qui leur étaient nécessaires, elle leur a fourni sur son propre contingent les devises nécessaires, notamment les dollars. Elle supporte les dépenses des territoires pour une proportion plus forte que ces territoires eux-mêmes. Ainsi en 1950 alors que ces territoires n'ont prélevé sur leurs propres ressources que 80 milliards, la métropole leur en a-t-elle apporté 126. Bien plus, par ses seules dépenses de souveraineté, la métropole permet à ses pays d'Outre-Mer une exploitation occulte égale à 50% de leurs exportations apparentes.

Ainsi se trouve renforcée la solidarité économique entre la métropole et les pays d'Outre-Mer. On répète souvent « qu'il n'existe pas une économie de l'Union Française ». C'est là une solennelle absurdité. La métropole entre en effet pour 70% dans les exportations et les importations des pays d'Outre-Mer et nous avons déjà indiqué en outre que s'y additionnent ses dépenses de souveraineté. En fait au moins 90% de l'économie des pays d'Outre-Mer est accordé à la métropole. À cette solidarité s'ajoute la solidarité de la zone franc. Mais là encore la Métropole contribue au développement économique des Territoires. « La règle de l'unité du Trésor, qui veut que le financement des dépenses publiques dans la plus grande partie de l'Union Française soit branché directement sur les finances métropolitaines, constitue parmi d'autres un signe de cette solidarité inégale, car les trésoreries locales reçoivent un flux permanent qui vient du Trésor à Paris30 .»

Car, encore plus que d'une solidarité économique, ces chiffres témoignent de cet effort dont nous parlions à l'instant. Sur place ils se traduisent en réalisations. Depuis la Libération une œuvre a été entreprise dont les français ont le droit d'être fiers, et dont ils seraient fiers sans doute... s'ils la connaissaient. Puisons au hasard dans les statistiques. En 1881, la Tunisie possédait 50 lits d'hôpitaux ; en 1938 2 682 ; en 1952, 5 457. Dans les territoires relevant du Ministère de la France d'Outre-Mer, ce nombre de lits est passé de 18 678 en 1925 à 85 139 en 1951. Dans ces mêmes territoires 102 436 023 vaccinations antivarioliques ont été pratiquées de 1939 (et par suite de la guerre on peur dire de 1945) à 1951.

Après la santé, voyons l'enseignement. En 1944, 32 900 petits marocains étaient scolarisés. Ce chiffre était en 1951 devenu 177 442. En AOF le nombre d'élèves était de 332 726 en 1938. Il est devenu 831 286 en 1952, dont 37 663 dans l'enseignement secondaire. Au Togo ces mêmes chiffres sont passés de 10 900 en 1938 à 159 485 en 1952. A Madagascar de 190 300 en 1938 à 269 088 en 1952. La progression de l'AEF est encore plus foudroyante : 18 500 en 1938, 108 788 en 1952.

Chiffres arides, dira-t-on. Sans doute. Les chiffres sont toujours arides. Mais ils ont aussi leur lyrisme. Ceux-là retracent une épopée, une espèce de « Marche vers l'Ouest » française.

Gare à la stagnation

Mais ce tableau est-il sans ombre ? Il s'en faut. Paradoxalement, les français les connaissent d'ailleurs mieux que les lumières, puisque notre presse paraît décidée à ne parler de l'Outre-Mer que lorsqu'éclate au moins une émeute. Ces ombres, on les verra surtout dans les articles qui, faisant suite à celui-ci, parleront de chacune des grandes régions d'Outre-Mer. Nous voudrions pourtant, dès à présent, indiquer quelques uns des problèmes que nous avons coûte que coûte à résoudre. Précisons toutefois que la France rencontre actuellement les plus graves difficultés, là où justement cette Association que constitue l'Union Française n'a pu être établie. Le drame d'Indochine est antérieur à la naissance de l'Union Française. Instaurée plus tôt, elle en eût peut-être évité l'éclatement. Quant à la Tunisie et au Maroc, on sait que justement ils n'appartiennent pas à l'Union Française, par la mauvaise volonté conjuguée des Résidences, des Bureaux et des Souverains...

Mais cet essor même que la France apporte aux pays d'Outre-Mer pose des problèmes. Ce sont, si j'ose dire, des problèmes de digestion. Ils n'en sont pas moins graves. Nous avons provoqué un considérable enrichissement des pays d'Outre-Mer. Mais immédiatement, nous voyons surgir une redoutable contre-partie : la condition prolétarienne, d'autant plus grave que les niveaux de vie encore bas en font un sous-prolétariat. Masse misérable, matériellement et moralement, et souvent abandonnée sans défense aux excès soit des colons, soit des autochtones enrichis. En effet, le véritable « colonialisme » est autant le fait bien souvent de riches indigènes que de colons : l'agitation nationaliste presque partout est le langage dans lequel s'exprime une bien plus profonde révolte sociale. Dans les Territoires d'Outre-Mer proprement dits, si les textes d'application du Code du Travail récemment voté n'en trahissent pas l'esprit, un remède sera apporté à certaines des situations les plus douloureuses.

D'autre part, ces richesses que nous créons, par une sorte de pente naturelle déferlent vers les villes. Ainsi en est frustrée la masse de pays pour 90% agricoles. Ainsi s’accroissent toujours les villes tentaculaires d'Afrique, les Dakar, les Douala et les Brazzaville, dangereuses économiquement (leur poids est trop lourd pour leur arrière pays) mais encore plus dangereuses moralement. Dans des conditions de vie affreuses, les hommes y perdent leur éthique traditionnelle sans y acquérir notre morale. Grâce à des coopératives agricoles soigneusement contrôlées (pour éviter le retour de scandales que tous les africains connaissent), les paysans noirs devraient être mis à même de profiter de l'enrichissement de leur territoire. Mais surtout s'impose l'établissement d'une législation foncière appropriée, si on ne veut pas qu'au prolétariat des villes se superpose un prolétariat rural.

Une autre des questions à résoudre serait la mise en place de municipalités, pour que s'élargisse, dans chaque territoire, l'élite politique. La municipalité est la véritable école de la vie politique et d'autant plus que le village ou le groupe de village ayant toujours été dans les Sociétés d'Afrique Noire ou d'Afrique du Nord, une unité politique douée d'autonomie, les populations sont beaucoup plus mûres qu'on ne croit pour prendre en main elles-mêmes la gestion de ces intérêts locaux. Mais ces diverses réformes – indispensables – supposeraient qu'on ne s'arrête pas dans l'élan qui a donné naissance à l'Union Française. Celle-ci est une création continue. Malheureusement la menace est là. Les difficultés rencontrées par le vote du Code du Travail Outre-Mer – pour ne prendre qu'un exemple – en sont le signe. Oubliant l'évolution du monde, oubliant que la politique d'Union Française n'est pas une décision arbitraire, mais qu'elle nous a été comme imposée par l'espèce de cohabitation, à notre époque, de peuples d'âge économique différents, certains s'efforcent de revenir en arrière... Le proche avenir n'est pas sans danger, à ce point de vue.

Un problème moral

Notre anxiété est d'autant plus vive que derrière ces problèmes politiques et matériels se pose un très grand problème moral. Encore une fois le grand problème, pour notre époque, son problème politique majeur, est d'assurer la cohabitation et le progrès commun de peuples d'âge économique différents. Et nous avons vu que l'Union Française était sur le plan économique comme sur le plan politique la méthode employée par la France pour résoudre ce problème en ce qui concerne les peuples de sa mouvance. Seulement rien n'aura été fait si parallèlement n'a pas été entreprise la solution du problème moral que pose ainsi cette cohabitation. Aux origines de l'Affaire d'Indochine dans les troubles de Tunisie et du Maroc, dans le malaise algérien et dans l'inquiétude Malgache, même au cœur de la fidèle et sage Afrique Noire, ce problème moral nous le retrouvons. Il tient au fait que trop souvent par suite de ces différences d'âge économique et de la variété de leur mœurs, ces hommes soudain si proches ne savent pas se considérer les uns les autres comme des hommes. Mutuelle méconnaissance hélas ! car les européens recueillent le fruit du péché raciste.

 


28 Commissions établies pour régler les affaires indochinoises communes aux États Associés.

29 « Le souvenir de la Convention hante encore, comme la nostalgie d'une omnipotence sans partage, (les Assemblées françaises). Les élus du suffrage universel n'admettent pas en France que tout pouvoir ne réside pas en eux. » Henri Culmann, Presses Universitaires de France, Collection « Que sais-je ? ».  Nous signalons ce petit livre comme le meilleur paru sur les institutions de l'Union Française.

30 Luc de Carbon, L'Union Française comme ensemble économique, dans l'Économie de l'Union Française d'Outre-Mer, Recueil Sirey, p. 33.